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De Simone, Gilda: "L’ Oedipe et la volonté de savoir: la responsabilité des pères."

L’ Oedipe et la volonté de savoir: la responsabilité des pères.


Gilda de Simone

 

 À propos de l’Œdipe, plusieurs fois je me suis trouvée à souligner que Œdipe est en même temps beaucoup de personnages (1): l’enfant confronté avec la famille dans un espace d’amour et de haine, l’homme vis à vis de l’enigme de ses origines et de la recherche de la vérité sur son destin. Il représente aussi Freud lui-même en tant que homme et savant, qui doit surmonter ses résistances - et celles de son entourage, vis-à-vis d’une connaissance nouvelle. Le chemin d’Œdipe ressemble aussi à celui d’un sujet en analyse, comme Freud (2) lui-même le signalait dans l’Interprétation des rêves "...l’action de la tragédie n’est que la révélation - graduellement approfondie et rétardée à dessein – comparable au travail d’une psychanalyse..." C’est à cause de cette complexité que Œdipe pourra surmonter la condition de celui qui ignore tout de soi-même, de ses parents, des liens effectifs avec sa femme et ses fils et qui au début résiste à la connaissance. Son chemin pourra aboutir – comme dit Bion (3) au "triomphe de la curiosité résolue et devenir le symbole de l’intégrité scientifique". Mais, avant d’arriver à ce point, le chemin d’Œdipe sera drammatiquement parsemé d’erreurs, d’arrogance, de doutes, jusqu’au désespoir de l’homme frappé par les malheurs les plus terrifiants (selon le dires du Choeur à la fin de la tragédie de Sophocle) et jusqu’à la rédemption finale à Colone.

Je ne peux pas ici citer tous les auteurs qui ont donné les interprétations les plus variées du mythe d’Œdipe et du pourquoi il a été choisi comme structure portante de la théorie psychanalytique, jusqu’aux dernières élaborations qui souvent s’écartent beaucoup de Freud.

Je rappelle que Emde (4) parle de "croisement de trois voies" et d’un "changement de point de vue de l’histoire psychanalytique d’Œdipe". Il y a selon l’auteur trois façons de considérer le mythe: Œdipe en tant que "provocateur", Œdipe en tant que "victime" et Œdipe en tant que sujet qui recherche une connaissance secrète. Le premier Œdipe est celui de la narration classique choisie par Freud, qui, comme nous le savons, suit la tragédie de Sophocle, négligeant le mythe dans la structure plus élargie. Emde souligne qu’il s’agit d’une version qui convient à l’âge victorien impregné de la culpabilité vis à vis des pulsions sexuelles et du refoulement. Ici, le vertex est celui d’un conflit intrapsychique.

La deuxième voie – l’Œdipe victime – part d’un vertex plus élargi du mythe, interpersonel, qui met en évidence les conflits des générations, un point de vue, disons, envisageant l’infanticide plutôt que le parricide.

La troisième voie est celle de la recherche d’une connaissance secrète. Ici, la lutte est dirigée contre quelqu’un qui interdit l’acquisition de la verité. (Du reste, nous savons qu’un tas de mythes parlent de la tension entre la connaissance révelée et celle qui est cachée, entre le savoir et le non-savoir, le cacher et le dévoiler).

Et ici se profile une responsabilité ultérieure des parents: Laïos violent, qui préfère sa vie à celle de son fils, qui sans remords remet l’enfant au berger pour l’exposer aux fauves, Jocaste qui cherche la maternité d’une façon narcissique, pour la laisser tomber tout de suite, mais aussi Laïos et Jocaste, surtout, qui cachent la vérité.

Cette troisième voie amène Emde à conclure que "ce type de recherche et sa narration aident à changer la perception du monde. Freud a institué ce type de narration dans la pratique de la psychanalyse".

Dans mon intervention à ce Congrès j’aimerais partager quelques réflexions à propos de cette troisième voie: de quelle façon la volonté de savoir peut-elle s’organiser à partir des éléments de base du fantasme oedipien.

J’espère contribuer un peu à la réflexion sur l’Œdipe partant de cette compréhension: la recherche d’une connaissance maintenue secrète.

L’écart inévitable entre le savoir des parents et le savoir des enfants, occupe déjà premièrement une place importante dans l’espace où va se développer la vicissitude oedipienne multiforme. C’est à dire: si je pense à Œdipe, plutôt que devant le Sphinx ou au carrefour de Thèbes, je le vois à Delphes avec l’angoisse de questions qu’il pose tant à lui-même qu’à l’Oracle: Qui suis-je? Qui sont mes parents? Quelle est mon origine?

Je pense à une pulsion à connaître, non seulement comme curiosité ou sublimation de la curiosité, mais en tant que dotation originaire de la psyché: avoir une relation avec l’objet à travers la connaissance ou, mieux, la volonté de connaître.

Je me réfère à Bion (3), à sa conception du lien K auprès des liens L et H et de la préconception œdipienne, la préconception du sein et du couple des parents. Je pense à l’Œdipe comme organisateur de l’expérience.

Je crois qu’on peut dire que Freud a découvert le désir de l’enfant et en même temps a dévoilé ce qui pourrait être considéré comme un paradoxe: la famille en tant que lieu originaire des conflits, l’espace du soin et de protection, en même temps que lieu de haine et de rivalité.

Le fait que le désir de l’enfant rencontre au commencement le couple des parents, implique que la préconception oedipienne soit la gardienne de la triangularité qui s’oppose à la réalisation linéaire biologique du besoin.

Mais le fait d’être en contact si précocement avec le couple des parents institue d’emblée la lutte pour s’emparer de l’un des deux au détriment de l’autre, afin de diviser le couple et aussi de conquérir l’espace qu’il occupe.

C’est pour tout cela, je crois, qu’on peut parler d’Œdipe dans les deux sens, comme structure gardienne de la triangulation et comme lieu de déchaînement des passions, opposées entre elles  dans l’effort de maîtrise des objets et du pouvoir.

Je voudrais m’arrêter un istant sur la notion de néoténie: l’immaturité et l’état de dépendance de l’enfant – qu’on peut reconduire à la "Hilflösigkeit" selon Freud – conjoints au fait qu’on peut lui attribuer des désirs puissants, ce qui a poussé Grunberger et Chasseguet Smirgel (5) à parler de la néoténie en tant qu’écart chronologique entre la capacité d’éprouver le désir (œdipien) et l’impossibilité de le satisfaire. Me référant à cette proposition, je crois qu’on peut dire qu’un des aspects de la néoténie humaine est l’écart entre la possibilité de se poser une question et l’impossibilité de la résoudre, entre le désir et l’impossibilité de savoir, entre le fantasme et la connaissance, avant tout entre la connaissance de sa propre mort et l’impossibilité absolue de connaître son destin après la mort.

Je propose de penser que la volonté de savoir est à l’oeuvre dès le début de la vie et que l’enfant non seulement vise à s’emparer de l’un ou l’autre parent, mais qu’il vise aussi à s’emparer de leur savoir, celui-ci étant perçu d’autant plus puissant qu’il est le savoir des parents dans le couple, dont l’enfant est exclu.

L’enfant pose des questions concernant les faits quotidiens, mais aussi les grandes questions de l’existence. Il ne reçoit pas toujours de réponses adéquates, parfois ne reçoit rien du tout. Et il en déduit que quelque savoir lui est nié. Emblématique est la situation de la famille installée autour de la table à manger, lorsque les adultes parlent et que les enfants doivent se taire, ne pouvant que  se sentir exclus.

Cela pousse à penser à la salle à manger comme à une scène primitive tout comme la chambre à coucher des parents.

Quelques expressions de patients en analyse me reviennent à l’esprit "c’était mon problème, de vouloir comprendre ce dont ils parlaient... mais ce n’était pas possible".

"J’étais furieux parce que le sens du monde m’échappait et alors dévénait irresistible chez moi le besoin de m’emparer de leur secret, leur esprit, leur corps..."

"il était dangereux d’intervenir, de se montrer curieux, il y avait quelque chose que je ne comprennais pas, j’ignorais sa nature... je croyais qu’ils la connaissait, ils en parlaient entre eux et, je pensais que c’était contre nous, les enfants...".

Si la curiosité infantile s’adresse surtout aux choses sexuelles, ce n’est pas seulement parce que  la sexualité reste, pour l’enfant, le mystère par excellence, mais surtout parce que la sexualité est le creuset dans le quel on peut immaginer déposée la plus grande partie des secrets de la vie, les origines, la naissance, la mort, le pourquoi des choses.

Nous savons que la curiosité infantile et le désir irréfrénable de savoir s’épuisent dans la pluspart des cas au fur et à mesure qu’on devient adulte. À plusieurs réprises j’ai rappellé la subtile ironie avec la quelle Freud dans l’écrit sur Leonardo (6) prends congé de la volonté de savoir de l’enfant: "... (devenu) plus grand et capable de jugement, renonce à cette manifestation de la volonté de savoir".

Certainement, d’un certain point de vue, cette judicieuxe renonciation est necessaire, puisque le contraire pourrait aboutir au désespoir devant l’impossibilité de rejoindre la connaissance ou à une rumination obsessionnelle. Mais ce qui nous intéresse ici est ce qui reste au delà de "cette renonciation judicieuse".

Je crois qu’on peut ici se rattacher à ce que dit van Haute (7) lorsque il souligne que la subjectivité humaine est caracterisée par le défaut d’harmonisation entre le monde de l’enfant et le monde des adultes.

Mais il est aussi vrai qu’un enfant ne pourrait pas comprendre et, sourtout, tolérer la vérité complète en chaque occasion.

Alors, si nous pouvons envisager chez l’enfant un écart chronologique entre le désir et la capacité de le satisfaire, je crois que même une fois adulte, il est destiné à éprouver l’écart entre le désir de savoir et la possibilité de savoir réellement, cela surtout à propos des grandes questions de la vie.

Toute sorte de mécanismes de défense seront mis en œuvre avant tout le renonciation dont je parlais.

Mais ce qui m’intéresse de souligner ici c’est que le terrain dans le quel se développe l’Œdipe est imprégné de ce conflit concernant le savoir. Cet écart entre le savoir et le non-savoir restera à l’œuvre et dans certains moments se dévoilera: nous le voyons, par exemple en analyse, à travers des fantasmes  tels que: "quelqu’un connaît ça..." "quelqu’un enfin me fera connaître cette chose...".

L’enfant s’immagine écarté du savoir des parents, des maîtres, des grandes personnes et cela lui donne des sentiments d’exclusion et de rage. Nous l’entendons aussi quelques fois de la part de nos patients "je crois que vous savez déjà tout de moi, vous avez compris tout de mon histoire, pourquoi ne me le dites-vous pas, pourquoi gardez vous ce secret?".

Je rappelle Freud (6) dans Leonardo "...l’enfant ne se résigne pas à ne pas savoir... il s’oppose à l’adulte auquel il ne pardonnera jamais de l’avoir privé de la vérité en cette circostance...".

La pulsion épistemophilique est, dans la plus part de cas, "invisible" et, dans la pratique clinique, elle ne peut être analysée qu’indirectement et partiellement et je pense qu’on peut supposer une connaissance "implicite". Mais, même ce qui peut être visible, la recherche sur soi-même, soit dans certaines occasions de la vie soit en analyse, rencontre, dans les régions plus profondes dont il se détache, le sentiment de cet écart entre la volonté de connaître et l’impossibilité de connaître. Mais je reviendrai plus tard sur cela.

Je reviens à l’Œdipe, qui se met en voyage à la recherche de soi même: ça me fait penser à un sujet qui entreprend un "voyage analytique".

À ce propos, je voudrais signaler un morceau d’un écrit de Di Chiara (8): "même le plus simple, le plus petit des hommes, lorsque il prend en considération sa névrose, signale à soi même un conflit: il est temps d’aller, il est temps de penser. La psychanalyse peut être considérée comme l’activité, le moyen capable de recueillir et d’agrandir ce faible signal, et de permettre à cet homme de prononcer et de développer son "non", c’est à dire la liberté à l’intérieur de lui-même. Sans quoi, elle serait une médecine manipulatrice, qui l’aiderait à trouver des substitus à ses désirs, en l’insérant de nouveau dans le contexte hors duquel ce signal original voulait le faire sortir".

Je propose de souligner cette expression: " même le plus petit, le plus simple des hommes..." peut capter ce signal.

Mais si une maîtrise initiale n’a pas eu lieu, la volonté de savoir peut se pervertir: on a observé une absence de maîtrise initiale chez des enfants qui montraient un désir de savoir excessif, ce qui empêchait un développement normal.

Et, dans la pratique analytique nous voyons des sujets chez lesquels le savoir de l’analyste est devenu ce dont il veulent s’emparer, dépassant la recherche en soi-même, avec de fortes composantes scoptophiliques, des fantasmes de pénétrer la psyché de l’analyste, de s’emparer de ses pensées. Les paroles d’un patient "je m’aperçois maintenant qu’il ne s’agissait pas seulement de curiosité sexuelle, je voulois savoir pourquoi je suis né de ces parents, pourquoi je suis né dans cette famille et non dans une autre famille, pourquoi je suis né dans ce pays. Je croyais qu’ils le savaient, mes parents. Qu’est il y avait dans l’esprit de mes parents? Qu’est ce qu’il y a dans l’esprit de l’analyste?".

L’esprit des parents: si près, si loin...

Le mythe d’Œdipe, je crois, avec son inépuisable capacité d’intérprétation, nous offre des éléments concernant la volonté de savoir qui ont été négligés dans les interprétations plus classiques.

J’entends par là souligner le fait qu’un savoir fondamental est nié à Œdipe, celui de ses origines, bien sûr, mais surtout qu’il ignore être un enfant adoptif.

Les parents de Corynte ont voulu délibérément le mantenir loin de la vérité.

Je pense que, pour cela, cette situation puisse se donner comme emblématique de l’écart entre le savoir des pères et le savoir des fils.

H. Faimberg (9) a, à plusieurs réprises, souligné que le destin d’Œdipe est gouverné par le mensonge: un secret qui concerne l’adoption et la tentative d’infanticide de la part de Laïos et de Jocaste. Œdipe, en tant cas, ne possède pas les éléments pour suivre les lois, tout en étant prêt à se soumettre à elles. Selon la narration de Graves (10), au croisement de Thèbes, quand Laïos lui intime de céder le pas dû à "ses supérieurs", Œdipe lui répond qu’il accepte comme supérieurs seulement les dieux et ses parents. Il y a une terrible ironie là-dédans. À Delphes il ne sait pas vraiment ce qu’il demande et la réponse, comme la demande, est une énigme.

La vie d’Œdipe, de celui qui a su résoudre l’énigme du Sphinx, est une énigme elle même.

Ça me rappelle ce que dit Calasso (11) "Résoudre une énigme, ça veut dire la déplacer à un niveau plus élevé... Le Sphinx faisait allusion à l’indéchiffrable de l’homme, un être fuyant et multiforme dont la définition ne peut être que fuyante et multiforme. Le Sphinx attira Œdipe. L’énigme a été résolue par Œdipe, qui devient lui même une énigme. Aussi Œdipe attira les antropologues qui encore restent vis à vis de lui et s’interrogent sur Œdipe".

Donc- dit encore Faimberg -Laïos est le paradigme du père narcissique infanticide, qui suivant sa loi narcissique, s’arroge le droit de gouverner le destin de l’autre, de son fils. Mais ça ne va pas mieux de la part de Polybe, et Péribée, comme nous allons voir.

Suivant les interprétations classiques du mythe, la famille de Thèbes à été vue comme famille fantasmatique, anomique, sans lois, infanticide, endogamique et, au contraire, celle de Corinthe comme famille socialisée, consacrée à la survivance et à la croissance des enfants. La famille de Corinthe se constituerait comme défense contre la famille de Thèbes. Mais ce n’est pas ansi: l’une et l’autre famille renferment des conflits dont le fils sera la victime.

La famille de Corinthe, comme l’autre, n’affronte pas le conflit, il le cache. Et le conflit, dans l’impossibilité d’être élaboré, se gonfle démesurement jusqu’à exploser dans la violence. En effet, Œdipe, non préparé et dépourvu de toute défense, va tomber dans la confusion et la rage irréfrénable.

L’oracle aussi, comme s’il était lui même un père jaloux de son savoir, à refusé une réponse clarifiante.

Nous savons ce qui va se passer au croisement de Thèbes, entre un père qui ignore tout de son fils et un fils qui ignore tout de son père.

Pour revenir aux parents de Corinthe, Polibe et Peribée avaient accueilli le petit Œdipe comme un "sauveur" (j’emploie le terme de Soavi (12)), l’enfant qui avait réparé la blessure narcissique de ne pas avoir conçu un propre enfant; Œdipe est l’enfant idéalisé, sacrifié au narcissisme des parents, dépourvu de l’expérience de la réalité. C’est pourquoi je considère Œdipe orphelin deux fois: la famille de Thèbes et la famille de Corinthe montrent, chacune de son côté, ce qu’une famille ne doit pas être (c’est le sens du pluriel dans le titre de mon livre "Les familles d’Oedipe" (1). Et si l’infanticide de Thèbes représente la défense contre le risque d’être écrasé par les pulsions du fils-enfant, la famille de Corinthe signale ce qui survient lorque l’enfant est appellé à soutenir outre mesure le narcissisme des parents, au détriment de la vérité de l’expérience.

Je rappelle en passant que Freud dit à ce propos, dans Pour introduire le narcissisme (13): "...Dans le point plus vulnérable du système narcissique  - l’immortalité du Moi - que la réalité met radicalement  en doute, on est rassuré en se réfugiant dans l’enfant. L’amour parental, si émouvant et au fond si infantile, n’est pas autre chose que le narcissisme des parents nouvellement revenu à la vie; bien que converti en amour objectal il révèle sans feinte son ancienne nature". On pourrait conclure avec Soavi que l’élément qui fait éclater la tragédie n’est pas seulement l’alternative entre les parents et les fils, ni la pulsion infanticide et parricide, mais aussi ce déficit initial de maîtrise, de la part d’un père et d’une mère écrasés par l’idéalisation. La raison de la violence d’Œdipe au croisement de Thèbes est peut-être à rechercher dans le comportement des parents qui n’ont pas pu être à même de frustrer la physiologique primordiale grandeur de l’enfant.

Ces derniers temps, Kancyper (14) encore une fois a attiré l’attention sur la nécessité d’envisager une vision plus large de l’Œdipe, afin de comprendre aussi les histoires et expériences traumatiques de Laïos et Jocaste et, j’ajoute, de Polibe et Peribée.

On peut dire qu’Œdipe n’a pas appris à poser des questions, ou, tout simplement, qu’il a été empêché de le faire.

Au début du drame, en effet, Œdipe montre des résistances à la vérité. Pourquoi n’insiste-t-il pas devant l’ivrogne qui fait allusion à ses origines obscures et devant les réponses évasives de ses parents de Corinthe, qui se bornent à se fâcher contre cet homme? Pourquoi ne s’est il pas interrogé à propos de ses pieds, qui gardent les signes de l’ancienne blessure?

Œdipe, bien sûr, a résolu l’énigme du Sphinx, mais je suis poussée à penser qu’il l’a résolue parce qu’il ne se sentait pas impliqué lui même directement: il se montre grand connaisseur de jambes et de pieds, mais il ne s’interroge pas sur ses pieds; il sait qu’elle est la trajectoire de la vie de l’homme, mais il résiste autant qu’il peut vis-à-vis de Tirésias devant la perspective de bouleverser la trajectoire de sa vie. Il lui faut un long chemin pour arriver à comprendre.

La mère, Jocaste aussi, autant que possible, cherche à détourner Œdipe de la connaissance des faits.

Celui qui ne se pose pas de questions d’une façon telle qu’il est ouvert à l’inconnu, reste dans le connu, le familier. Et, je pense à l’inceste, l’autre grand thème du mythe: ici, aussi, on reste dans le familier, le connu.

Il n’est pas possible de ne pas penser à la situation analytique dans laquelle il s’agit d’affronter l’inquiétude, de se poser des questions, d’aller au-delà du manifeste, de voir avec les yeux de l’esprit, comme Tirésias. À la fin de tout, Oedipe sera devenu comme Tirésias, quelqu’un qui est aveugle, mais qui voit avec les yeux de l’esprit.

Pour les raisons que je viens de souligner, je crois pouvoir dire que les parents de Corinthe sont liés entre eux par un secret antilibidinal. Je me réfère à la distinction que fait Losso (15) (sur la trace de Racamier) entre un secret familial libidinal et un secret familial antilibidinal.

Les secrets libidinaux se réfèrent à la sexualité, à l’érotisme, à la scène primitive. Ils engendrent des fantasmes, et participent à la construction des rêves. L’enfant se sent exclu, bien sûr, il développera même de la haine, mais la possibilité de fantasmer et une maîtrise initiale adéquate, l’amèneront au fur et à mesure à sortir de la phase extrême du conflit œdipien. Le sentiment d’exclusion aboutira, nous le savons, à l’identification avec le couple parental et à la créativitè.

Les secrets libidinaux engendrent des phantasmes qui se renouvellent continuellement et constituent la base de l’activité mentale.

Je pense que le terme libidinal peut se référer à ces possibilités transformatives du sentiment initial d’exclusion. Les secrets de nature sexuelle, par exemple, sont destinés à être partagés.

Le deuxième type de secret, les secrets antilibidinaux, se réfère à des facteurs narcissiques, laissés à eux-mêmes, non élaborables ni symbolisables et qui, à un certain moment, font irruption violemment dans la sphère psychique. C’est pourquoi je crois à la famille de Corinthe comme une famille soutenue par un secret antilibidinal. Les familles qui gardent de tels secrets sont obbligées de s’isoler, de refuser le contact avec le nouveau, l’inconnu, et je ne pense pas seulement à des secrets au sens strict, mais à des visions du monde, à des idéologies aux quelles elles – ces familles – ne peuvent pas renoncer et dont elles exigent le respect de la part des fils.

Dans la narration de l’épisode de l’ivrogne qu’Œdipe fait à ses parents, à Corinthe, nous voyons que Polybe et Peribée ne s’attardent pas un moment à consoler le garçon, mais qu’ils se bornent à devenir tout de suite furieux contre l’insolent qui a osé offenser de telle façon leur fils. Œdipe n’est pas convaincu et, sans rien leur dire, va à Delphes.

Il est necessaire donc que le passage du savoir de l’adulte à l’enfant, ou du maître à son élève ou, disons-le, de l’analyste à son patient, soit effectué de façon telle que ce savoir ne soit pas imposé comme étant le seul possible. Au contraire, il est nécessaire qu’on laisse une zone de l’esprit non saturée, dans laquelle des idées et des pensées nouvelles puissent se développer: que les fils puissent trouver des réponses différentes, même opposées à celles des parents.

Cela signe sûrement la grande responsabilité des parents - ou des adultes en général - et vaut évidemment aussi pour l’analyste: laisser émerger les questions et les valoriser, mais donner des réponses qui laissent l’espace pour un sens que, seul, le patient lui même peut se donner.

Une question se pose ici: quel rôle peuvent avoir dans la situation analytique les arguments que je viens de développer.

J’ai déjà dit que la pulsion épistémophilique est, dans la plupart des cas, "invisible": il existe un savoir/non savoir "implicite" qui se réfère aux questions les plus profondes de l’existence. J’espère m’exprimer d’une façon assez adéquate afin de faire comprendre que je ne pense pas qu’un discours sur la vérité soit fait directement au patient. Je pense au contraire que le discours direct doit être évité: il doit rester justement "implicite".

Mais il est nécessaire qu’il soit présent à l’esprit  de l’analyste, afin d’éviter des interprétations trop saturantes. Je crois que nous devons faire des efforts pour arriver à ce que je pense comme une des finalités de l’analyse: aboutir au sentiment d’être en contact avec les parties les plus profondes de soi-même.

Thanopoulos (16) le dit fort bien: la duplicité naturelle de l’homme, ses grandes potentialités unies à son incomplétude et à ses limites, l’oblige à une recherche continuelle et à des questions sur soi-même qui n’ont pas, ni ne pourraient avoir, une réponse comme but, "mais qui lui permet quand même, si le paradoxe est toléré, ces agradissement et enrichissement de l’expérience qui sont engendrés par cette capacité de s’interroger". Ici, je vois une autre finalité de la psychanalyse: aboutir à la tolérance de ce paradoxe et à la capacité de s’interroger, sans être effrayé.

Alors, pour conclure, je crois qu’on peut comprendre, au-delà des interprétations plus classiques, le pourquoi du choix de Freud: Œdipe est un mythe de recherche. Recherche de quoi? De soi-même, bien sûr, de ses origines, du pourquoi de sa conception et de sa venue au monde, du pourquoi de ces parents, de cette histoire qu’on n’a pas choisie et qui est sortie du désir des autres.

La possibilité des interprétations est infinie: c’est la caractéristique des mythes, du mythe d’Œdipe particulièrement.

Mais une chose reste  à préciser.

Je voudrais rappeler Mauricio Abadi (17) qui a beaucoup écrit sur ce mythe. Je ne peux pas m’étendre ici sur ses écrits et les nombreuses interprétations qu’il donne de l’Œdipe. Je dois me limiter à la conclusion à laquelle il aboutit.

Le mythe d’Œdipe est une mythe de recherche, d’une recherche inépuisable et d’une connaissance interdite. Il devient l’emblème de l’enchevêtrement des problèmes concernant la naissance et la mort: cet enfant qu’on fait naître pour le condamner tout de suite à la mort, qui naît une deuxième fois à travers l’adoption, mais celle-ci aussi n’est pas à même de lui permettre de vivre. Il y a un châtiment aussi puisque Œdipe – et avec lui un homme quelconque- a, en naissant signé la mort de ses parents, puisqu’il les a surpassés, puisque il a désiré redevenir fœtus dans le sein de sa mère - à travers l’inceste -  afin de dépasser la mort. Une lutte pour le pouvoir, c’est un autre  point de vue par lequel on peut regarder le mythe.

Savoir et ne pas savoir – dit Abadi – ne sont pas l’expression d’une épistémophilie vague sans un but précis. Il s’agit d’un savoir concernant la mort, une connaissance interdite. On peut ajouter, une connaissance impossible, perçue comme interdite. Il y aurait un déplacement: la prohibition de naître, de vouloir se séparer, de désirer de détrôner les parents, à travers le sentiment de culpabilité, devient la prohibition de connaître.

Ici le discours se fait très vaste et très compliqué et je m’arrête. J’avais, pour l’instant, seulement l’intention de signaler cette autre interprétation possible.

Je voudrais pour conclure me joindre à Freud en paraphrasant ce qu’il dit dans la lettre à Romain Rolland (18) "Moi aussi, j’ai été un partisan de l’amour humain non pas pour des raisons sentimentales ou pour une exigence idéale, mais pour des raisons plus sobres et économiques, parce que, étant donné l’organisation de nos pulsions et du monde qui nous entoure, j’ai été amené à soutenir que l’amour est indispensable à la survivance de l’espèce humaine, comme la technique". Or, je me permets d’employer la même expression que Freud: l’esprit de recherche, la perséverance dans la volonté de savoir est nécessaire à l’espèce humaine, non pour des raisons idéales ou philosophiques, mais pour "des raisons plus sobres et économiques, comme la technique".

 

 

 

 

 

Bibliografia

 

 

(1) de Simone, G., (2002) Le famiglie di Edipo, Borla, Roma.

-       (2005) Ancora l’Edipo, Rivista di Psicoanalisi, LI, 2, 379.

-       (2006) Edipo e la conoscenza. Il sapere dei padri, il sapere dei figli, Relazione al Congresso Parricidio e figlicidio: crocevia d’Edipo  e dintorni. Fondamenti della teoria e della clinica psicoanalitica, Venezia, 10-12 Giugno 2006.

(2) Freud, S., ( 1899) L’interpretazione dei sogni, OSF, III.

(3) Bion, W. R., (1963) Gli elementi della psicoanalisi, Armando, Roma 1973.

(4) Emde, R. N., (1991) L’incrociarsi di tre strade: un cambiamento di punti di vista nella storia psicoanalitica di Edipo, in (a cura di) Ammaniti e Stern, Rappresentazioni e narrazioni, Università Laterza Psicologia, 1991.

(5) Chasseguet Smirgel, J., I due alberi del giardino Saggi preliminari sul ruolo del     padre e della madre nel sistema psichico, Feltrinelli, Milano 1991.

(6) Freud, S., (1910) Un ricordo di Leonardo da Vinci, OSF, VI.

(7) van Haute, P., (2005) Infantile sexuality, primary object-love and the anthropological significance of the Oedipus complex: re-reading Freud’s female sexuality, Intern. J. Psychoanal., 86, 6, 1661.

(8) Di Chiara, G., (1978) La separazione, Riv. Psicoanal., XXIV, 2, 258.

(9) Faimberg, H., (1993) Il mito di Edipo rivisitato, in Kaës, R.; Faimberg, H.; Enriquez, M.; Banares, J. J., Trasmissione della vita psichica fra generazioni, Borla, Roma 1995.

(10) Graves, R., (1953) I miti greci, Longanesi, Milano 1963.

(11) Calasso, R., (1988) Le nozze di Cadmio e Armonia, Adelphi, Milano.

(12)  Soavi, G.C., (1995) L’Edipo di Corinto o dell’idealizzazione, Riv. Psicoan., XLI, 3, 411.

(13)  Freud, S., (1914) Introduzione al narcisismo,  OSF, VII.

(14) Kancyper, L., (2006) The role of pre-oedipal and oedipal factors in psychic life, Intern, J. Psychanal., 87, 1, 219.

(15) Losso, R., (2000) Le psicoanalisi della famiglia. Percorsi teorico clinici, Franco  Angeli, Milano.

(16) Thanopoulos, S., (2004) Psicoanalisi e spazio tragico: Edipo senza complesso?, Riv. Psicoan. numero speciale, 1934-1954-2004, pag. 189-213

(17) Abadi, M., (1978) Meditazione su (l’) Edipo, Riv. Psicoan., XXIV, 3, 391.

-          (1979) Meditazione di secondo grado su l’Edipo di M. Abadi, Risposta ai commenti di Arensburg, Baranger, Chiozza, Riv., Psicoan., XXV,

1, 64.

(18) Freud, S., (1926) À Romain Rolland, OSF, X.

 

          

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